"Nous" d'Alice Diop, voyage plein de finesse le long du RER B
- Lisa Compagnon
- 1 mars
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 mars
Voilà un article qui me donne l’occasion de me repentir - non sans honte - de mon péché d’apriorisme simpliste et de préjugés réducteurs (je dramaqueen j’avoue).
Alors, contexte : récemment, j’ai eu l’opportunité d’assister à la projection-conférence du film Nous en compagnie de sa réalisatrice, Alice Diop, et du critique de cinéma et auteur Jean-Michel Frodon au Christine Cinéma Club à Paris. L’occasion d’échanger avec eux sur leurs inspirations, intentions, visions artistiques, ainsi qu’autour des thématiques du divers, de la manière dont il est appréhendé, représenté, fabriqué par le cinéma - comme par nous, spectateurs. Avant d’aller plus loin, petite présentation de qui est qui et surtout du film Nous, dont j’ai perso trouvé l’approche - notamment politique - particulièrement subtile et novatrice. Là où je m’attendais bêtement à me faire resservir le même potage d’injonctions semi-accusatrices et de clichés sur la banlieue, Nous propose bien au contraire un joli documentaire engagé, plein de finesse.

Alice Diop & Jean-Michel Frodon, le divers au cinéma
Déjà, qui est Alice Diop ?* Alice Diop, née en 1979 à Aulnay-sous-Bois, est une réalisatrice de documentaires. Tu en as déjà peut-être entendu parler avec le film Vers la tendresse, qui lui a valu le César du meilleur court métrage en 2017, ou encore avec les films La Permanence ou La Mort de Danton. Dans ses films, elle met généralement à l’honneur les vies oubliées des écrans et des représentations.
Et Jean-Michel Frodon ?* Jean-Michel Frodon, lui, naît en 1953, étudie l’histoire, devient éducateur puis photographe, avant de devenir journaliste et critique de cinéma (pour Le Point, Le Monde, Cahiers du cinéma, et actuellement pour son propre blog, Projection publique). Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire du cinéma, ainsi que du livre Le Cinéma à l'épreuve du divers. Politiques du regard (d’où sa présence à la projection de Nous, qui est justement cité dans son bouquin). Fun fact : Frodon, à l’origine, c’est le pseudo qu’il a emprunté pour signer ses premières chroniques, avant de l’utiliser comme nom d’usage. Et oui oui, c’était bien en référence au Seigneur des Anneaux.
Nous, une invitation subtile au déplacement du regard
Et Nous alors, qu’est-ce que ça raconte de beau ? Nous, c’est un documentaire qui retrace le quotidien de plusieurs usagers de la ligne du RER B…
Le synopsis officiel : “Une ligne, le RER B, traversée du nord vers le sud. Un voyage à l'intérieur de ces lieux indistincts qu'on appelle la banlieue. Des rencontres : une femme de ménage à Roissy, un ferrailleur au Bourget, une infirmière à Drancy, un écrivain à Gif-sur-Yvette, le suiveur d'une chasse à courre en vallée de Chevreuse et la cinéaste qui revisite le lieu de son enfance. Chacun est la pièce d'un ensemble qui compose un tout. Un possible "nous".”
Alors, c’est là que mes jolis préjugés sont intervenus. Perso, en lisant ça, je m’attendais à un énième film plein de sentimentalisme, qui cherchait à sur-poétiser la vie des habitants de la banlieue - en montrant que oh non ils ont l’air trop méchants dans les médias alors qu’en vrai ils sont comme nous ils pleurent ils rient ils rêvent et boient du pepsi ahah* - bref je fus fort à côté de la plaque. En effet, la démarche d'Alice Diop est diamétralement opposée à tout ça. Ce que fait Nous, c’est d’humblement offrir de nouveaux points de regard, d’essayer de combler certains déficits de représentation à travers une forme de cinéma fine, subtile, hors des paradigmes traditionnels.
*⚠️ précision il ne faut pas comprendre ici que je valide la façon dont la banlieue est généralement dépeinte dans les médias, c'est simplement une petite vanne sur les films qui emploient des espèces d'approches paternalistes romancées pour soi-disant glorifier la veuve et l'orphelin. Qqch comme ça.
Mmh et plus concrètement, qu’est-ce qu’on y voit dans ce film ? Première scène. Le regard est projeté dans l’immensité d’un paysage boisé, sans guide, ni repère. Une famille est - comme le spectateur - plongée dans cette attente silencieuse. Qu’attend t-elle ? Et nous ? Cette introduction presque muette semble annoncer une approche cinématographique subtile, suggestive, loin de se plier aux habituelles (du moins fréquentes) exigences d’évidence et de clarté. Mais après tout, cette attente a-t-elle vraiment besoin d’un objet ? Ne se suffit-elle pas à elle-même ? N'est-elle pas justement une modeste incitation à poser (pauser ?) le regard, une ode à la patience, à la lenteur, au temps ? Au loin, un cerf apparaît, révélant - partiellement - l’intention des observateurs (eux-mêmes épiés), et suggère une première déclinaison des regards, de leur objet, leur origine, leur dessein.
Puis, dans ce calme, cette lenteur, le décor change. Un éclairage vacille, les bruits de la ville s’invitent pour finalement céder le rôle principal à Ismaël, un mécanicien immigré dont Alice Diop, derrière la caméra, suit le quotidien. Alors, les courts aperçus de l’ordinaire se succèdent : tour à tour, nous rencontrons N’deye Sighane Diop, la soeur de la réalisatrice qui est infirmière à domicile, ses patients, puis des royalistes de la cathédrale de St-Denis en plein hommage à Louis XVI, des lycéennes qui jouent au Uno, des enfants, et enfin de jeunes adultes, dehors, sur des bancs ou des campements improvisés, occupés à ne pas l’être sur un fond de George Brassens ou d’Edith Piaf. Les anecdotes et les scènes se superposent, sans qu'une interprétation limpide ou qu’une revendication politique explicite soient formulées (et encore moins imposées). Cette multiplicité de récits est entrecoupée par celui de la réalisatrice, qui partage quelques séquences d’archives personnelles, narrant par une voix off certains souvenirs familiaux. Nous comprenons alors les racines de sa philosophie, de sa cinéphilie : elle regrette les événements qui n’ont aucune trace, “ce qui a disparu, tout ce qui a été effacé”. “Je filme la maison pour avoir un souvenir”. Elle filme pour que la mémoire reste vive, pour faire perdurer l’existence de ce qui n’est plus, ou en insuffler une nouvelle, par l’image, à ceux longtemps omis par la narration officielle. À travers ce lien matériel qu’est la ligne du RER B, seul point commun (apparent) entre les protagonistes, Alice Diop explore - à la façon de François Maspero dans Les passagers du Roissy-Express, ou de l’auteur Pierre Bergounioux, sa dernière rencontre à Gif-sur-Yvettes, les individualités - les particularités, de ces “petites vies” qu’elle entend - par sa démarche - “arracher à l’ombre”. Très loin des discours préconçus, revendicatifs ou exagérément sentimentalistes, Nous souhaite simplement offrir une représentation aux “gens qui avaient vécu sans jamais trouver de trace d’eux-mêmes dans les livres ou sur les images qui passent sur les écrans”, et offrir aux spectateurs une occasion nouvelle de déplacer leur regard, et d’enrichir - toujours sans consigne ni contrainte - leur perception du réel, des autres, et de ce Nous qui cimente notre humanité. Mais pour Jean-Michel Frodon, la “formidable puissance” de Nous tient aussi...
“à la manière dont il fait place à ce qu’il ne montre pas – les injustices, les inégalités, les violences passées et présentes aussi bien que l’immense multiplicité et diversité des existences collectives et individuelles, des habitats, des urbanismes, des imaginaires, des modèles de comportement, des manières de manger, de s’habiller, de (se) parler… grâce à ce qu’il montre. C’est le choix de ce qui est filmé, sans doute plus encore la manière de le filmer et la manière d’organiser ensemble les éléments enregistrés qui fabrique un « nous » infiniment plus vaste que la somme des personnes, des lieux et des situations physiquement présentes à l’écran. Et c’est en ce sens qu’un film peut travailler à la construction non pas d’un collectif mais d’un sentiment du collectif, d’approches renouvelées des multiples communautés dont chacun(e) de nous relève.”.
Rejeter les simplismes et les formatages de la diversité
Avec cette nouvelle œuvre, Alice Diop se sert du cinéma et de son langage poétique, humain, - plus approchable aussi - pour interroger les notions complexes d’identité, de regard, de mémoire, de représentation du divers. Le narratif des territoires, ici à travers une ligne de RER, permet le temps d’un trajet, un déplacement de la pensée, des certitudes. Par ses lenteurs, Nous offre une sortie du furieux récit médiatique de l'immédiateté pour nous inviter à la contemplation de la banalité, de l’ordinaire. Ce voyage, la réalisatrice le propose sans aiguillage, “je n’avais pas de question (...) juste le désir de me laisser traverser par les rencontres, par les émotions, les sensations”. Dans un geste documentaire, elle entreprend un voyage d’un mois autour du tracé symbolique, métaphorique du RER B. À partir de ses notes manuscrites, des aquarelles de son accompagnant, et des échanges occasionnés, elle construit sa narration pendant plus d’un an. Mais pour davantage marquer les esprits, atteindre un public plus large - plus divers -, n’aurait-il pas fallu opter pour la fiction ? Là-dessus, Alice Diop et Jean-Michel Frodon s'accordent : qu'importe, puisqu'il n’existe pas de réelle fracture entre les genres. Chaque film est un mélange, un équilibre entre fictif et réel, entre forme et fond, qu'il est nécessaire d'analyser individuellement, en dehors des catégories cinématographiques rigides qui en simplifient l’examen.
Toutefois, malgré la prégnance de cette balance entre forme et fond dans chaque œuvre, Alice Diop insiste : même si “avoir un questionnement politique sur la production des images” est essentiel, pour elle, “ce qui compte c’est le cinéma”. En d’autres termes, indépendamment de la portée politique, sociale, militante d’un film, ce sont la qualité de la vision artistique et de la proposition cinématographique qui restent les facteurs déterminants dans la création. Elle souligne cependant la nécessité immuable à laquelle elle tente de répondre avec Nous : penser à l’empreinte politique des images, à leur rôle dans l’érection d’un contre-récit permettant de mieux penser la complexité du réel, sa densité, et surtout de repenser "la représentation des femmes et des hommes ayant été configurée par autrui". En somme, créer des formes nouvelles pour offrir des occasions nouvelles de faire vaciller le regard. Mais du coup, peut-on ici parler de cinéma militant ? Ou plutôt engagé ? Pour Jean-Michel Frodon, le premier renvoie “à un rapport utilitaire des moyens du cinéma au service d’un discours préexistant, avec lequel on peut par ailleurs être d’accord, mais qui ignore ou refuse les ressources singulières du cinéma, et qui finalement entretient toujours un rapport vertical, dominateur, avec ses spectateurs (et d’ailleurs aussi avec les réalités auxquelles il se réfèrent, et les personnes qui les peuplent). Alors que cinéma engagé peut simplement renvoyer au fait d’activer consciemment les ressources propres du “grand art” du cinéma en relation avec un projet politique. En ce sens, Nous est un film engagé, et pas du tout un film militant", et un "modèle exemplaire" de représentation du divers au cinéma. Par ailleurs, il insiste également sur la distinction entre divers et diversité. Selon lui, la diversité n’est qu’une caricature, une approche simpliste, statistique qui appauvrit la réflexion cinématographique et incite aux mesures “pansement” (comme par exemple inclure des acteurs et actrices issus des minorités, ce qu’il qualifie de “formatage coloré”). À l’inverse, le divers recomplexifie la représentation et le rapport au différent en bouleversant justement ces lignes de formatage. C’est précisément dans cette lignée que s’inscrit Nous, dont l’humilité du discours, la subtilité de la mise en scène, les silences, la lenteur, nous offre une œuvre politique et contemplative qui déjoue les simplismes. Bref, précisément l’inverse de l’idée précipitée que j’avais du film avant le visionnage. Une belle surprise et également un joli rappel de l’importance de la retenue du jugement.
J’ajoute un dernier commentaire qui (peut-être contre-intuitivement) ne contredit pas les louanges que j’ai pu faire au film jusqu’ici : la vérité c’est que je me suis quand même fait un peu chier. Voilà. Parfois, j'ai trouvé ça un peu longuinet, et je suis pourtant adepte de la lenteur au cinéma (je dis ça pour me donner un air intellectualo-subservif).
Et qu'en disent les gens ?
Parce que mon avis c’est bien mignon, mais qu’en pense le peuple ? Petit résumé des critiques positives et négatives que j’ai pu lire à propos de ce film, histoire que tu puisses en avoir une meilleure idée (peut-être).
Les éloges :
Touchant, sincère, rassembleur.
Des portraits générationnels, ethniques, religieux, sociaux variés.
Crée du lien entre des mondes en apparence opposés.
C’est lent, c’est long, mais justement, c’est cool.
Fin, subtil, sans jugement ou message imposé; un simple déplacement du regard, une mise en valeur des invisibles.
Fuit les clichés.
Les reproches :
On s’y paume : trop peu d’informations géographiques/de contexte → on ne comprend ni où on est, ni où ça va.
On s’ennuie, trop de scènes “sans importance”, des moments de flottement.
Superficiel : une superposition d’images sans travail de contextualisation, d’investigation, d’explication → manque d’émotion, travail froid.
Absence de lien : des fragments de vie par ci par là, sans qu’un fil rouge soit tissé, difficulté à percevoir un vrai “nous”.
L’histoire personnelle de la réalisatrice qui pop par-ci par-là dénote avec le reste du récit.
Notes : 2.8/5 (AlloCiné, 90 votes), 6,5/10 (Sens Critique, 348 votes)
Bon tu l’auras compris, visiblement la plupart des votants n’ont pas trouvé autant de qualités à ce film que moi - mais il est vrai que l’échange avec Alice Diop et Jean-Michel Frodon suite au visionnage a largement (et positivement) nourri ma perception/compréhension/appréciation de l'œuvre. Ayant malgré tout éprouvé quelques bâillements incontrôlés, je conçois assez bien que Nous ne fasse pas forcément l’unanimité, surtout lorsqu’il est visionné sans guide. Mais pour moi, la subtilité (purée j’ai utilisé combien de fois ce mot dans cet article) d’Alice Diop dans l’édification du caractère politique, engagé de son film vaut 1000x le détour. En somme, c’est du cinéma engagé sur la banlieue qui fait un joli pied de nez aux idées préconçues qu’on peut avoir sur 1) le cinéma engagé 2) la banlieue. Et ça c’est fort. Gg.
✨ N'hésite pas à suivre @pimpmyculture sur Instagram, j'y poste des contenus exclusifs qui n'apparaissent pas sur le site, et qui sont plus brefs à lire :-)
PS : Si tu as des questions, tu peux poster un commentaire ci-dessous ou m'envoyer un message sur les réseaux !
コメント